Olivier Maurel

Écrivain militant – Non à la violence éducative !

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Pour une réinterprétation du personnage d’Abraham

Abraham est-il un exemple d’obéissance ou d’objection de conscience ?

« Nous sommes des hommes, des frères »

On a rarement souligné à quel point le personnage biblique d’Abraham, reconnu comme père des croyants par les juifs, les chrétiens et les musulmans, peut être considéré comme une figure emblématique des origines les plus lointaines de la non-violence, ou du moins du refus de la violence. Et cela malgré l’épisode du sacrifice d’Isaac.

Même si l’on fait la part du mythe dans le récit de sa vie, il faut reconnaître que l’auteur de ce récit puis ceux qui l’ont recueilli pour en faire un des grands textes racontant les origines de la religion juive, lui ont donné une signification étonnamment non-violente qu’occultent malheureusement les interprétations courantes que l’on en donne et que ne permet pas de voir une lecture rapide.

Quand on considère les vingt et un épisodes qui constituent ce récit d’après le découpage de la Bible de Jérusalem (Genèse, 12- 25,11), on s’aperçoit que nombre d’entre eux présentent Abraham comme étant à l’origine d’une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que la poussière de la terre: Abraham est source de vie surabondante.

Mais il est aussi et surtout celui qui protège la vie. Cela apparaît de la façon la plus claire dans l’épisode de la destruction de Sodome et Gomorrhe (Genèse, 18, 16 – 19, 29). Dieu a décidé de détruire ces deux villes à cause des mœurs de leurs habitants, particulièrement abominables à ses yeux et à ceux des Israélites. Dès qu’il apprend ce projet de Dieu, Abraham tente d’intercéder auprès de lui. Or, ce qui est frappant dans cet extraordinaire marchandage, c’est qu’Abraham ne tente pas de sauver les justes, ni même son neveu Lot et sa famille, du milieu des pécheurs, mais de sauver les pécheurs en invoquant les justes: « Vas-tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les cinquante justes qui sont dans son sein? (…) Mais peut-être des cinquante justes en manquera-t-il cinq (…) peut-être n’y en aura-t-il que quarante (…) trente, (…) vingt, (…) dix(…) » Mais Dieu, moins miséricordieux qu’Abraham, détruit Sodome et Gomorrhe et ne laisse la vie sauve qu’à Lot et aux siens. Si l’on songe que ceux qu’Abraham essaie de sauver sont ceux-là même qui vont tenter de s’emparer des anges de Yahvé pour les violer, on ne peut qu’être stupéfait et du respect de toute vie que manifeste Abraham et de son indépendance d’esprit par rapport à la morale de son temps qui condamnait sans la moindre indulgence l’homosexualité. Aux yeux d’Abraham, qui semble dépourvu de tout préjugé moral, la vie des abominables habitants de Sodome a exactement autant de valeur que celle de son neveu Lot et de sa famille.

Lorsqu’Abraham arrive, avec son neveu Lot au pays de Canaan (Genèse, 13, 1-13), une dispute éclate entre ses bergers et ceux de son neveu. Immédiatement, afin « qu’il n’y ait pas de dispute » entre lui et son neveu, Abraham laisse son neveu choisir la meilleure terre, celle qu’arrose le Jourdain.

Plus tard, lorsque Sara, sa femme l’oblige à chasser Agar et Ismaël (Genèse, 21, 8-19), Abraham, chagriné mais soumis, se lève tôt le matin, sans doute en cachette de Sara, et donne à Agar et Ismaël, au moment de leur départ, peu de choses, certes, mais du moins le pain et l’eau qui leur permettront de survivre jusqu’au puits le plus proche.

Il faut même reconnaître qu’Abraham pousse le respect de la vie, lorsqu’il s’agit de la sienne, jusqu’à la lâcheté la plus impardonnable. Craignant que Pharaon ne soit séduit par la beauté de Sara et ne veuille, pour cette raison, le tuer pour s’emparer d’elle (Genèse, 12, 10-20), il la fait passer pour sa sœur et laisse Pharaon la prendre pour femme. Et il utilise le même stratagème face à Abimélek, toujours pour sauver sa vie (Genèse, 20, 2-18).

Abraham est certes capable de se battre, mais la seule fois où on le voit faire la guerre, c’est pour sauver son neveu Lot et les siens qui ont été faits prisonniers par des tribus adverses. Et alors que la Bible regorge de récits de massacres, le texte dit simplement ici: « Il les assaillit de nuit, lui et ses gens, il les battit et les poursuivit jusqu’à Hoba, au nord de Damas. » (Genèse, 14, 15).

Ajoutons qu’au moment de sa mort, Abraham, qu’on présente parfois comme un conquérant, ne possède pas le moindre arpent de terre en Canaan et qu’il est obligé de supplier Ephron, le Hittite, de lui donner un coin de terre pour enterrer Sara (Genèse, 23, 1-20).

Or, ce même homme qui ne pense qu’à protéger la vie et pour qui la protection de la vie est plus importante que la morale la plus élémentaire, comme le montrent les épisodes de Sodome, de Pharaon et d’Abimélek, voilà que, lorsque Yahvé lui demande de sacrifier son fils, il obéit sans la moindre hésitation: « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. » Sur ces paroles, et sans la moindre protestation, Abraham obéit (Genèse, 22, 1-19).

Est-ce vraiment le même homme qui a marchandé avec Dieu pour sauver Sodome? Il est difficile de le croire. Le contraste entre cet épisode et l’ensemble du récit est trop grand. Il invite en fait, presque comme un signal placé dans le texte, à une réinterprétation du sacrifice d’Isaac.
La Bible de Jérusalem fournit ici une précieuse indication. Le pays de Moriiya où Yahvé envoie Abraham n’est autre que Jérusalem. Or la même édition de la Bible nous apprend que dans ce même lieu se trouvait un « brûloir » à enfants (Lévitique, 18, 21) et que le rite des sacrifices d’enfants s’était introduit en Israël.

Si l’on tient compte de cela, l’épisode du sacrifice d’Isaac prend une tout autre dimension et signification. Le premier ordre de Yahvé n’est probablement rien d’autre que celui de la terrible coutume qui contraint les pères à brûler leur premier né. Ce n’est pas un ordre adressé spécialement à Abraham, mais une tradition à laquelle chacun se doit d’obéir. Et le chef du clan peut encore moins qu’un autre s’y soustraire. Abraham accepte donc ou feint d’accepter cette coutume.

Il part avec deux jeunes gens. Mais arrivé à quelque distance du lieu du sacrifice, il ordonne aux jeunes gens de ne pas le suivre. Et de ce qui a suivi, seuls sont censés avoir été témoins Abraham et Isaac. Abraham, dont les épisodes de ses mensonges à Pharaon et à Abimélek montrent que le respect de la vérité n’était pas sa principale qualité, a pu raconter exactement ce qu’il a voulu. Du moins le récit le laisse entendre, car rien ne l’obligeait, s’il avait voulu vraiment sacrifier Isaac, à maintenir à distance ses deux serviteurs.

Rien n’empêche de supposer, si l’on veut que l’épisode du sacrifice d’Isaac ne soit pas en contradiction avec l’ensemble du récit, c’est qu’Abraham, dès le départ, ou bien une fois arrivé sur le lieu du supplice, n’a pas supporté l’idée de sacrifier son fils. L’amour qu’il avait pour lui, qui est probablement le seul et véritable « Ange de Yahvé », le lui interdisait. Il a donc inventé l’intervention de l’ange comme il avait inventé par deux fois que Saraï (puis Sara) était sa sœur et non sa femme. Et il a inventé un rite de substitution : le sacrifice d’un bélier.

Vu de cette façon, le sacrifice d’Isaac se réintègre parfaitement dans la logique du personnage. Il perd son merveilleux, mais il en acquiert un autre: celui du cœur et de la conscience. Abraham contrairement à ce qu’on voit toujours en lui, est moins l’homme de la foi que l’homme de la conscience et du cœur, opposés à la tradition issue de la violence fondatrice.

René Girard, qui ne conteste pas l’interprétation traditionnelle du sacrifice d’Isaac, y voit cependant, et c’est ce qui avait attiré mon attention sur cet épisode, le symbole du moment où l’humanité est passée du sacrifice humain au sacrifice animal. Et l’on peut dire que, dans l’optique de La Violence et le sacré, le Dieu qui contraint Abraham à sacrifier Isaac, c’est, à l’évidence, le Dieu de la violence, celui de la tradition et de presque toutes les cultures anciennes, alors que le Dieu qui lui fait délier Isaac, c’est le Dieu des victimes, celui qui s’exprime au cœur des hommes libérés des lois tribales.

Marie Balmary, dans Le Sacrifice interdit, donne du sacrifice une analyse psychanalytique qui, contrairement au reste de son livre, paraît peu convaincante, mais elle éclaire puissamment, par le reste de son analyse, la signification du récit de la vie d’Abraham. Elle montre en effet que l’ordre reçu par Abraham, au moment de son départ de la Mésopotamie, n’est pas, comme on le traduisait habituellement: « Quitte ton pays… » mais, comme le traduit Chouraki: « Va pour toi… » ou « Va vers toi… » L’épisode d’Abraham est un de ceux (peut-être le premier) où se manifeste l’émergence de la personnalité individuelle par rapport au clan et à la tribu. D’abord lorsque son Dieu intérieur lui ordonne de quitter le pays de ses pères; ensuite lorsqu’il refuse de mettre en pratique la terrible tradition du sacrifice des premiers nés; enfin quand, conscient de la difficulté qu’éprouvent les hommes de se passer de rites, il invente un sacrifice de substitution : le sacrifice des animaux.

Abraham est le protecteur de la vie par excellence, et, pour cette raison, le premier « objecteur de conscience ». La figure d’Abraham s’élève face aux traditions cruelles de sa tribu et de toutes les tribus (puisque le sacrifice humain était une pratique universelle), comme s’élèveront plus tard celle d’Antigone face à l’autorité du prince, celle de Socrate face au pouvoir naissant du démos athénien, et celle du Christ face aux prêtres de sa propre religion.

Si les fidèles des religions abrahamiques, juifs, chrétiens et musulmans, voyaient en Abraham non pas un homme à la foi aveugle et impitoyable, mais un homme à la conscience et au cœur éveillés qui, tranquillement et non sans astuce, dit non à toute violence, qu’elle soit humaine ou divine, peut-être cela ne serait-il pas sans conséquences sur leur comportement individuel et collectif. Peut-être aussi se diraient-ils les uns aux autres, comme Abraham : « Nous sommes des hommes, des frères ».

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Déclarons la paix aux enfants

L’éducation sans violence, condition du développement de la non-violence

Pourquoi appelle-t-on :
- cruauté le fait de frapper un animal
- agression le fait de frapper un adulte
- éducation le fait de frapper un enfant ?
(Slogan anonyme)

Article publié pour la première fois dans la revue bouddhiste Ici et Maintenant (Numéro sur la non-violence)

Les études sur la violence humaine mentionnent très rarement parmi ses causes la violence éducative ordinaire.

80 à 90% des enfants (1) la subissent sur toute la surface de la terre: tapes, gifles et fessées en France et, dans beaucoup de pays, coups de ceinture, bastonnade et autres traitements cruels considérés comme normaux et éducatifs là où ils sont pratiqués.

L’enfant apprend tout par imitation, et surtout par imitation de ce qu’on lui fait subir. Ce qu’on enseigne à un enfant en le frappant, si faiblement que ce soit, c’est à frapper (2). Et la meilleure manière de lui apprendre le respect des autres, notamment des plus faibles, c’est de le respecter.

Or, c’est de la main même de leurs parents que la plupart des enfants font leur première expérience de la violence, et cela dès l’âge de quelques mois ou lors de leurs premiers pas, puis pendant toute la durée de la formation de leur cerveau. Pourquoi s’étonner que devenus adolescents puis adultes, ils recourent eux aussi à la violence comme on leur en a donné l’exemple à leurs propres dépens ? Et pourquoi s’étonner que des peuples entiers aient pu se soumettre à des leaders politiques violents et tyranniques quand on sait qu’ils y ont été dressés dès leur plus jeune âge par la violence de leurs parents?

La relation de l’enfant avec ses parents est souvent le prototype de ce que seront plus tard ses relations avec ses semblables.

Ce que l’enfant est aussi obligé d’apprendre, sous les coups de ses parents, c’est à se durcir pour supporter les coups, de même que la peau s’épaissit en cal sous l’effet du frottement. Se durcir, c’est-à-dire perdre la capacité de s’apitoyer sur soi comme sur les autres. La cruauté et l’indifférence avec laquelle des hommes apparemment civilisés ont été capables de traiter leurs semblables nous horrifie. Mais la manière dont ils ont été traités enfants suffit à expliquer cette cruauté et de cette indifférence. C’est la compassion reçue qui enseigne la compassion à l’égard des autres. L’absence de compassion envers les enfants fait des adultes sans pitié.

Alice Miller (3) a fait remarquer que les pires dictateurs du XXe siècle, Hitler, Staline, Mao, Ceaucescu, Saddam Hussein, Amin Dada, ont tous été des enfants victimes de maltraitance. Et les peuples sur lesquels ils ont pris le pouvoir avaient subi des méthodes éducatives autoritaires et violentes dont ils ont retrouvé l’écho dans la violence des discours de leurs dirigeants. Cette violence étant ressentie comme bénéfique (« C’est pour ton bien que je te fais mal! »), ils y ont adhéré avec enthousiasme. D’autant plus que ces discours leur désignaient des boucs émissaires sur lesquels ils pourraient évacuer la violence qu’ils avaient subie.

Le continent africain est actuellement le théâtre de violences extrêmes : enfants soldats contraints à tuer leurs parents, mutilations, viols, massacres… Or, l’éducation y est particulièrement violente. Une enquête menée en mai 2000 au Cameroun a montré que 90% des enfants subissent la bastonnade à l’école et à la maison. Les résultats ont été à peu près les mêmes au Maroc et au Togo.

Mais un des résultats les plus paradoxaux de la violence éducative, c’est l’aveuglement qu’elle produit aux traitements subis par les enfants. La plupart des gens qui ont été frappés considèrent ces traitements comme tout à fait normaux. Ils minimisent ou ils ne voient littéralement pas ce que subissent les enfants. De même, pendant des millénaires les grandes religions sont restées indifférentes aux violences que les parents infligeaient aux enfants, quand elles ne s’y sont pas activement associées dans leurs écoles, juives, chrétiennes ou coraniques, ainsi que par certains de leurs préceptes, notamment un bon nombre de proverbes bibliques. D’après les renseignements accessibles sur les pays de tradition bouddhiste, le bouddhisme ne semble pas faire exception à la règle. De même, à quelques rares exceptions près, les écrivains de tous les pays, qui ont pourtant décrit avec le plu [...]

Olivier Maurel est auteur de La Fessée, Questions sur la violence éducative (La Plage, 2004)

Pour toute réaction à cet article, écrire à Olivier Maurel 1013C Chemin de la Cibonne 83220 Le Pradet (France).

(1) Ce pourcentage résulte d’un grand nombre de sondages sur plusieurs continents. En France, 85% des parents recourent aux gifles et aux fessées, dont 30% avec une réelle violence (sondage SOFRES 2000).

(2) Il est bon de savoir que chez nos cousins les singes les mères ne frappent ni ne « punissent » jamais leurs petits. La violence éducative est un comportement acquis et aucun comportement inné de l’enfant ne le prépare à être agressé par la ou les personne(s) qui constituent sa base de sécurité.

(3) Auteur, notamment, de C’est pour ton bien (Aubier) et de plusieurs autres ouvrages sur les effets des traumatismes d’enfance sur la vie adulte.

(4) Documents disponibles auprès de l’auteur de cet article (joindre deux timbres pour la réponse) :
- Conseils pratiques pour une éducation sans violence.
- Comment intervenir quand on est témoin d’une scène de violence parent-enfant.
- Suggestions pour créer un atelier de parentalité.
- Manifeste contre la violence éducative (à envoyer au Premier ministre).