Lettre à Michel Onfray

Cher Monsieur,

J’ai été, ces dernières semaines, un auditeur aussi fidèle que possible de la retransmission de vos conférences sur France Culture. Je les écoute souvent en jardinant et j’avais eu déjà l’occasion de vous écrire, notamment à propos de la pulsion de mort qu’à l’époque, il y a deux ou trois ans, vous ne sembliez pas remettre en question alors que j’y voyais une aberration.

Je viens de terminer la lecture de votre livre sur Freud (Le Crépuscule d’une idole, L’Affabulation freudienne, Grasset, 2010). Je partage la plus grande partie de vos critiques à l’égard de  la psychanalyse.

Mais il y a deux ou trois points sur lesquels je suis en désaccord avec vous.

J’ai été d’abord très étonné de votre réaction face aux accusations que Freud a portées contre son père. Vous semblez avoir été extraordinairement choqué qu’il ait pu accuser son père d’inceste. Vous parlez d’”effrayante”, d’”extravagante” théorie de la séduction, ce qui fait qu’”on frémit à sa lecture”. Vous n’ignorez pourtant pas que les cas d’inceste sont très fréquents, qu’ils l’étaient sans doute beaucoup plus à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, compte tenu du puritanisme ambiant, et qu’ils ne concernaient pas que les pères (et cela Freud le savait et l’a dit).

Une juge pour enfants m’a dit avoir entendu un père d’origine paysanne, répondre à l’accusation d’inceste sur sa fille et à propos de sa défloration : “Madame, je n’aurais jamais laissé faire ça par quelqu’un d’autre”. Cela en dit long sur la banalité de ces comportements et sur la bonne conscience qui les accompagnait. Une enquête effectuée à Genève à la fin du dernier siècle sur 1200 adolescents aboutissait au constat que 33,8% des filles avaient subi des abus sexuels, dont un bon nombre dans leur famille. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que, parmi les patients de Freud, qui, puisqu’ils venaient le consulter, étaient atteints de façons diverses dans leur santé, ce pourcentage ait été nettement plus élevé et qu’il ait pu y voir une constante ?

Contrairement à vous, je pense que le moment très court (fin 1895 à février 1897) où Freud a développé sa théorie de ce qu’il appelle par euphémisme la “séduction” (et cet euphémisme montre bien qu’il n’était pas aussi accusateur que vous le dites : les pères – ou les frères ou les oncles – ne violaient pas : ils “séduisaient”), est le seul moment où il ait eu quelque lucidité et où il ait été en contact avec la réalité. Il est dommage que, sur ce point, vous ne sembliez pas avoir lu le livre de Jeffrey Moussaïeff Masson : Le Réel escamoté (Aubier). Du moins vous ne le citez pas.

On y voit d’une part à quel point la révélation des abus physiques et sexuels subis par des enfants de la part de leurs parents et révélés notamment par des médecins légistes au cours du XIXe siècle, a suscité une levée de boucliers de la part de la majorité des médecins qui refusaient d’y croire, et que Freud, au moment où il a soutenu la théorie “de la séduction” allait vraiment à contre-courant de la plus grande partie de l’opinion publique beaucoup plus portée à accuser les enfants que les parents.

Mais où il s’est trompé, même à ce moment-là, c’est qu’obsédé par la sexualité, il n’a tenu aucun compte des autres abus que ses patients avaient pu subir, notamment les punitions corporelles violentes infligées à la majorité des enfants à cette époque-là. Je travaille depuis plus de dix ans sur ce sujet et je puis vous assurer que 80 à 90% des enfants étaient alors battus à coups de bâton, de fouet ou de martinet, sans compter d’autres punitions cruelles et/ou humiliantes, comme subir des crachats dans la bouche ou être contraint à lécher les marches de l’école. Il n’est pas possible, compte tenu de ce qu’on sait aujourd’hui du développement du cerveau des enfants, que ces sévices subis pendant les années où le cerveau des enfants se développe et où les neurones s’interconnectent, n’ait pas eu de lourdes conséquences sur leur santé physique et mentale

Même s’ils n’avaient pas tous subi des abus sexuels, contrairement à ce que Freud a cru, il est vraisemblable qu’ils avaient tous subi des abus physiques, ce qui expliquait probablement une grande partie de leurs maux. Freud a très peu parlé des abus physiques et des châtiments corporels auxquels il n’était d’ailleurs pas vraiment opposé. Son essai Un enfant est battu est consternant sur ce plan. Comme d’habitude, chez lui, la réalité des punitions corporelles devient “fantasme” et même “trait primaire de perversion”, non pas chez le parent mais chez l’enfant !

C’est peu de temps après la mort de son père que Freud a changé d’avis et, au lieu d’accuser les pères, s’est mis à accuser les enfants pour ne plus avoir à accuser son père (et cet aveu, vous le savez sans doute, mais vous ne le dites pas dans votre livre, est un de ceux qui ont été censurés par Anna Freud dans la correspondance avec Fliess – lettre du 11 février 1897). Loin d’être original dans ce revirement, il s’est ainsi rangé dans la longue tradition qui accuse les enfants d’être l’origine du mal. Le livre des Proverbes, dans la Bible, leur attribuait une “folie” (Proverbes, 22, 15) que seul l’usage du bâton pouvait éradiquer (mais on trouve des proverbes semblables dans toutes les traditions les plus anciennes et pas seulement dans la Bible).

Le christianisme, après saint Augustin, leur a attribué le péché originel (alors que l’Évangile présentait les enfants comme des modèles à imiter : “Le Royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent”). Nombre de philosophes, y compris parmi les Lumières, leur ont attribué une brutalité animale. Mais c’est incontestablement Freud qui a le pompon en formulant contre eux la triple accusation de parricide, d’inceste et de meurtre. Quand on replace l’évolution de Freud dans ce contexte, on voit qu’après un bref moment de lucidité, il a rejoint l’opinion la plus banale en l’aggravant et en lui donnant une apparence scientifique.

Vous écrivez que Freud n’a jamais renoncé vraiment à la théorie de la séduction. Si vous étudiez ce point de plus près, vous verrez que tout en y revenant de temps en temps après avoir affirmé de façon catégorique qu’il n’y croyait plus (comme vous l’avez montré, il n’en était pas à une contradiction près !), il n’a pas cessé d’atténuer les accusations portées contre les parents. Il prétend que les parents accusés d’abus sexuels sont en réalité des pères tendres à l’égard de leurs enfants (séance de la Société psychanalytique de Vienne du 24 janvier 1912) ou des mères qui, en prodiguant leurs soins d’hygiène, ont éveillé sans le vouloir la sexualité de leurs enfants. Ou encore des parents se livrant à d’innocents et légitimes ébats et vicieusement observés par ces “pervers polymorphes” d’enfants !

Une preuve du fait que Freud était beaucoup moins accusateur à l’égard des pères que vous ne le dites, c’est qu’à propos d’Œdipe, il ne parle jamais de tous les crimes dont son père, Laïos, s’était rendu coupable : faute contre l’hospitalité, viol, meurtre indirect (le suicide de Chrysippe), infanticide (l’”exposition” d’Œdipe). Toutes les fautes à ses yeux sont du côté d’Œdipe, pourtant totalement innocent puisque tous les crimes qu’il est amené à commettre sont dus au fait qu’il ne reconnaît pas ses parents, conséquence du fait qu’il n’a pas, lui-même, été “reconnu” par eux quand il était enfant.

Je crois ainsi que votre thèse principale qui consiste à dire que Freud a attribué à l’humanité entière ses propres névroses n’est que partiellement vraie. Il a surtout repris la vieille accusation contre les enfants en la mettant au goût du jour par la sexualisation qu’il lui a fait subir. Il a ainsi pris le relais de la théorie du péché originel qui commençait à tomber en désuétude, et c’est, je pense, une des raisons de son succès que vous ne citez pas à la fin de votre livre. Car le nihilisme de Freud n’est pas seulement en harmonie avec le nihilisme de son époque. Il est en harmonie avec la vision sombre de la nature humaine que le recours à la violence éducative a installée dans les cerveaux humains depuis des millénaires. Un enfant battu ou menacé de l’être pendant toutes ses premières années dans sa famille et à l’école,  se convainc facilement d’être mauvais de nature puisqu’il faut le battre pour qu’il se comporte mieux.

Je me permets de vous recommander la lecture de mon livre Oui, la nature humaine est bonne ! paru chez Robert Laffont en janvier 2009. J’y ai étudié les conséquences de la violence éducative sur la santé physique et mentale des enfants qui l’ont subie. Mais aussi sur la culture, sur la littérature, la philosophie et les religions, et notamment sur l’idée que nous nous faisons de la nature humaine. J’y ai consacré un chapitre de 40 pages à la théorie des pulsions. A mon avis, vous y trouverez de quoi renforcer vos idées, sinon sur Freud, du moins sur votre conception de la nature humaine que je partage en grande partie.

Bien cordialement.

Olivier Maurel, le 10 septembre 2010