Comment la communauté juive de Bulgarie fut sauvée du génocide

Un exemple d’action non-violente réussie injustement ignoré.

Le sauvetage des Juifs de Bulgarie par la population de ce pays est presque totalement ignoré. Il montre pourtant que, face à Hitler, une autre attitude que la violence était possible et finalement plus efficace.

La Bulgarie est le seul pays d’Europe où les nazis se soient trouvés dans l’impossibilité de procéder à la déportation des Juifs. Sur les cinquante mille Juifs bulgares, aucun n’a péri en camp de concentration. Le processus de déportation avait pourtant été engagé; mais il a été arrêté définitivement au cours de l’été 1943, c’est-à-dire un an avant l’entrée des troupes soviétiques en Bulgarie.

Si, dans l’état actuel des connaissances, il existe quelques doutes sur le rôle du roi, du gouvernement bulgare et du parti communiste clandestin, il n’en existe aucun sur le fait que la population bulgare a fait obstacle, par des moyens non-violents, à la déportation.

La situation des Juifs de Bulgarie avant 1941

La Bulgarie avait été soumise pendant près de cinq siècles à la domination ottomane. Chrétiens orthodoxes et Juifs s’y trouvaient alors dans une situation semblable, celle de citoyens de seconde zone, les dhimmis. Pendant la guerre qui libéra le pays des occupants turcs, en 1877, les deux communautés, chrétienne et juive, combattirent côte à côte, ce qui fit naître entre elles un sentiment de solidarité rare en Europe.
Cependant, dès le début de 1939, et donc bien avant que la Bulgarie ne devienne une alliée officielle de l’Allemagne nazie, des organisations bulgares pro-nazies, sans doute très minoritaires, organisent des manifestations contre les Juifs et, en septembre, des attaques contre les magasins juifs de Sofia. Selon les autorités communistes au pouvoir en Bulgarie jusqu’en 1990, le Parti Ouvrier Bulgare aurait alors dénoncé ces violences.

En 1940, le gouvernement ayant été confié par le roi Boris III à Bogdane Filov, germanophile convaincu, des mesures officielles commencent à être prises contre les Juifs. Ces mesures, regroupées dans une Loi sur la défense de la nation, déclenchent, entre octobre 1940 et janvier 1941, une série de protestations émanant de tous les milieux. L’Église orthodoxe, les intellectuels, les écrivains, les organisations ouvrières manifestent leur opposition absolue à cette loi qui est cependant votée à la fin du mois de janvier 1941.

La Bulgarie alliée des nazis: premier essai de déportation

Le 1er mars 1941, la Bulgarie adhère au Pacte tripartite et devient ainsi, officiellement, l’alliée de l’Allemagne. Les armées allemandes entrent alors en Bulgarie d’où elles attaquent, en avril, la Grèce et la Yougoslavie. Les armées bulgares ne participent pas à cette agression mais sont ensuite chargées par les Allemands de contribuer à l’occupation de ces deux pays.

La situation des Juifs s’aggrave alors. Nombre d’entre eux sont assignés à résidence et un impôt spécial est créé, permettant à l’État de s’emparer du quart de leurs biens.

En juin et juillet 1942, le gouvernement bulgare reçoit les pleins pouvoirs pour la résolution de la « question juive ». Il crée alors un commissariat spécial aux questions juives qui introduit le couvre-feu obligatoire, des rations alimentaires réduites, le port de l’étoile jaune. Les Juifs ne peuvent plus quitter leur lieu d’habitation ni posséder récepteurs de radio et appareils téléphoniques. Leurs maisons doivent être signalées par un écriteau, certains lieux publics leur sont interdits et leur activité économique est limitée. Et, lorsque le Ministère des Affaires étrangères allemand donne l’ordre de déportation, son homologue bulgare répond: « Le gouvernement bulgare accepte la proposition du gouvernement allemand de procéder à la déportation de tous les Juifs de Bulgarie ».

Mais, au mois de septembre, suite à de nouvelles mesures antijuives, le métropolite [ prélat orthodoxe ] Stéphane de Sofia affirme dans un sermon que Dieu a déjà suffisamment puni les Juifs d’avoir cloué le Christ sur la croix en les condamnant à l’errance et qu’il n’appartient pas aux hommes de les torturer et de les persécuter davantage. A l’intérieur du gouvernement, certains ministres semblent hésiter. Le Ministre de l’Intérieur accepte ainsi, à la consternation des Allemands présents, de recevoir pendant une demi-heure une délégation de Juifs venus lui apporter une pétition. Un  autre refuse de signer un décret prévoyant de nouvelles mesures. Le ministre de la Justice exige que le port de l’étoile ne soit plus obligatoire et qu’on mette fin à toutes les expulsions.

En janvier 1943, Théodore Danecker, qui avait déjà organisé la déportation des Juifs de France, prend en main celle des Juifs bulgares vers « les régions orientales du Reich » (en fait: la Pologne). Mais, craignant une résistance de la population, il décide de procéder par étapes. On commencera par déporter 20.000 Juifs, dont ceux de Grèce et de Yougoslavie, soit 11.343 personnes, auxquels on ajoutera 8600 Juifs bulgares choisis parmi les Juifs « riches et éminents ».

La déportation des Juifs grecs et yougoslaves fut subite et brutale. Conduits à travers la Bulgarie par deux trains jusqu’au port de Lom sur le Danube, ils furent ensuite transbordés sur quatre bateaux bulgares jusqu’à Vienne, via Belgrade et Budapest, puis conduits à Treblinka. Pendant la traversée de la Bulgarie, la population bulgare fit preuve de solidarité envers les déportés, mais le convoi ne put être arrêté.  Mais lorsqu’il s’agit de déporter les 8600 Juifs bulgares prévus, les choses se compliquèrent. Ils devaient être rassemblés de trente quatre villes bulgares et envoyés dans des centres de regroupement à Pirot et à Radomir avant d’être déportés en Pologne.

A Kustendil, ville située à l’ouest du pays et où vivaient 940 Juifs, le début des opérations de regroupement provoqua une vague d’indignation. Des délégations se rendirent à la mairie pour protester contre ces mesures. De nombreux télégrammes puis une délégation composée de personnalités  furent envoyés à Sofia. La protestation prit une telle ampleur que le ministre de l’Intérieur ajourna l’ordre de déportation de Kustendil. Quarante trois députés qui avaient pourtant voté la loi antijuive « sur la défense de la nation » envoyèrent une note au Premier Ministre pur s’opposer à la déportation.

A Plovdiv, 1500 à 1600 Juifs furent arrêtés dans la nuit du 9 au 10 mars. Comme à Kustendil, la population protesta par tous les moyens possibles. Le métropolite de Plovdiv, Cyrille, envoya des télégrammes de protestation au roi et au gouvernement, déclarant qu’il accompagnerait avec la croix les Juifs bulgares jusqu’en Pologne et qu’il renoncerait à sa loyauté envers l’Etat si la déportation n’était pas suspendue. Dès le lendemain, les autorités libéraient les Juifs arrêtés.

A Doupnitsa, le métropolite Stéphane, de Sofia, fut le témoin involontaire des arrestations. Indigné, il envoya un télégramme au roi Boris III: « Ne persécute pas les gens pour ne pas être persécuté à ton tour. Qui sème le vent récolte la tempête. Sache, Boris, que des cieux Dieu voit chacun de tes actes. »

Le 15 avril 1943, les membres du Saint-Synode rencontrèrent Boris III et demandèrent l’arrêt des mesures de déportation. Le roi et le gouvernement cédèrent et la déportation fut provisoirement suspendue.

Belev, le commissaire chargé des questions juives, et le SS Danecker dénoncèrent cette suspension comme une atteinte à l’accord signé avec l’Allemagne. Mais ils ne pouvaient agir de leur propre chef.

 

Deuxième tentative de déportation: mai 1943.

 

Le 17 mai 1943, le commissaire chargé des questions juives propose un nouveau plan de déportation: tous les Juifs devaient être rassemblés à Sofia et dans quelques villes de province, puis transportés sur le Danube jusqu’à Lom et Somovit où les Allemands les prendraient en charge.

 

Le jour fixé pour le départ fut le 24 mai, date d’une fête religieuse bulgare dont les autorités espéraient qu’elle serait peu propice à des protestations.

 

Mais, malgré toutes les précautions prises, la nouvelle fut connue et rapidement diffusée. Et il se produisit alors une chose incroyable en Europe sous l’occupation nazie: une foule vint manifester devant le palais du roi, foule estimée par certains à dix mille personnes, au cri de « Nous voulons que les Juifs restent. »

 

L’attaché de police allemand Hoffmann écrivit dans son rapport à la Gestapo, le 7 juin: « Le 24 mai, un grand nombre de manifestants tentèrent d’aller protester devant le palais du roi. La police les en a empêchés, arrêtant 400 personnes (…) Si la déportation des Juifs en Bulgarie se fait dans d’autres circonstances et pose plus de difficultés que dans d’autres pays subordonnés au Reich, il ne faut pas oublier que le gouvernement bulgare ne peut pas trancher d’un seul coup cette question, mais qu’il doit se prémunir contre les conséquences politiques tant dans le  pays qu’à l’étranger. »

 

Quant à l’ambassadeur allemand à Sofia, Beckerle, il écrivit le même jour à son gouvernement que les Bulgares « ne distinguent pas chez les Juifs des défauts susceptibles de justifier des mesures particulières à leur égard » et « sont particulièrement dépourvus de la compréhension idéologique allemande. »

 

Cette manifestation n’empêcha pas l’assignation à résidence en province des Juifs de Sofia. Mais les protestations se poursuivirent, montrant que l’opinion publique n’était nullement prête à accepter la déportation des Juifs.

 

Troisième tentative de déportation: juin à octobre 1943.

 

Comme on s’en doute, le gouvernement Allemand ne démordait pas pour autant de son plan de « solution finale ».

 

En juin 1943, il envoya à Beckerle l’ordre de faire de nouveau pression sur le gouvernement bulgare. Beckerle  répondit piteusement le 7 juin: « Je vous assure que nous faisons ici tout ce qui est en notre pouvoir pour parvenir de manière satisfaisante à une liquidation définitive de la question juive. Malheureusement, les pressions directes ne donnent strictement aucun résultat. Les Bulgares vivent depuis si longtemps avec des Arméniens, des Grecs, des Tziganes, qu’ils sont tout bonnement incapables de comprendre le problème juif ». Il ajoutait toutefois que l’expulsion de 2000 à 3000 Juifs de Sofia touchait à sa fin, qu’ils étaient logés dans des écoles et qu’ils seraient déportés à la rentrée.

 

Le commissariat aux questions juives, cependant, élabora un troisième projet de déportation, le 1er juillet 1943. Il s’agissait de réunir les Juifs internés dans dix -sept petites villes, à proximité d’une voie ferrée afin de faciliter le transport des Juifs en Europe de l’Est. On continua donc à interner les Juifs des grandes villes du pays dans les écoles des petites villes, à raison de 50 à 60 personnes par salle, dans les conditions qu’on peut imaginer.

 

Mais la déportation ne put avoir lieu car la pression de l’opinion publique était entretenue par la radio et les journaux clandestins.

 

L’ambassadeur allemand dut reconnaître son échec le 18 août 1943: « Pour le moment, il est inutile d’insister pour cette déportation. Il faut tenir compte du désir évident du gouvernement bulgare d’éviter pour l’instant toute sorte de collision politique intérieure découlant de la question juive, tout comme de faire sensation au delà des frontières du pays. Il faut remettre le règlement de la question juive à plus tard, lorsque les succès remportés par l’Allemagne ressortiront au premier plan. »

 

Après la mort du roi Boris III dans des circonstances restées obscures, au retour d’une visite rendue à Hitler, le gouvernement fut remanié et le nouveau ministre de l’Intérieur dut reconnaître: « la question devient toujours plus préoccupante. Ceci est dû au fait que nous n’avons pas réussi à les déporter. Il ne peut plus être question de revenir en arrière… Nous n’allons plus déporter les Juifs. Ils resteront là où ils sont.. »

 

C’est effectivement ce qui se passa. Les Juifs connurent des conditions de vie très dures mais aucun d’eux ne fut déporté.

 

Le 30 août 1944, quelques jours avant l’entrée des troupes soviétiques en Bulgarie, la législation antijuive fut  abrogée.

 

On a quelquefois attribué l’échec de cette déportation aux revers subis par les Allemands sur le front russe et sur le front italien. Mais il suffit d’observer les dates et de comparer avec ce qui s’est passé dans les autres pays pour voir que ces revers n’y sont pour rien.

 

En effet, dans les pays où les déportations ne se sont pas heurtées à une opposition aussi déterminée, les opérations de déportation se sont poursuivies jusqu’aux derniers moments de la guerre. Ainsi, en France, le dernier convoi pour Auschwitz a quitté le camp de Drancy le 31 juillet 1944, soit près de deux mois après le débarquement de Normandie et alors que la situation des troupes allemandes était pratiquement désespérée. En Hongrie où les troupes allemandes n’ont pris en main la déportation des Juifs qu’à partir de mars 1944, ils l’ont poursuivie jusqu’en novembre de la même année, alors que les troupes soviétiques se trouvaient à 160 kilomètres seulement de Budapest.

 

Or, en Bulgarie, les tentatives de déportation ont dû cesser plus d’un an avant que les troupes soviétiques n’entrent en Bulgarie. C’est bien la résistance civile du peuple bulgare, et elle seule, qui a sauvé la communauté juive de ce pays.

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Sources :

  • Hannah Arendt: Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1963.
  • David Benvenisti: Les Juifs de Bulgarie sauvés de l’holocauste, Sofia-Presse, 1988.
  • Raul Hilberg: La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988.
  • Léon Poliakov: Bréviaire de la haine, le IIIe Reich et les Juifs, Ed. Complexe, 1979.