Olivier Maurel

Écrivain militant – Non à la violence éducative !

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Conférence : L’éducation non violente, une exigence évangélique ?

Texte de la conférence organisée par l’hebdomadaire La Vie le 12 octobre 2013,

dans le cadre des États Généraux du Christianisme

Pour comprendre le titre de mon intervention : « l’éducation non-violente, une exigence évangélique », il faut connaître l’existence d’un fait anthropologique massif presque toujours ignoré  : la violence éducative. Et il faut rapprocher ce fait des paroles de Jésus sur les enfants.

Dans toutes les vieilles sociétés sauf dans certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, des proverbes recommandent aux parents de battre les enfants à coups de bâton. Dans toutes les sociétés où cet usage n’a pas été remis en question, des enquêtes effectuées au siècle dernier ont montré que ces proverbes sont mis en pratique par la quasi-totalité des parents. Autrement dit, depuis que l’humanité a atteint un certain stade dans son évolution, probablement le néolithique, la quasi-totalité des êtres humains a été éduquée par la violence physique, verbale et psychologique, du plus jeune âge à leur majorité, c’est-à-dire pendant toute la durée de formation de leur cerveau. Ce traitement leur a été infligé par leurs modèles de référence, leurs parents, leurs enseignants. Et il est toujours pratiqué dans la majorité des pays du monde. Seule une minorité de pays l’a adouci, et une minorité encore plus réduite l’a interdit tout récemment.

Ce traitement violent a donné à la quasi-totalité des êtres humains un seuil très élevé de tolérance à la violence. Des enfants habitués à être battus violemment et humiliés depuis leur petite enfance dans des sociétés où tous les enfants subissent ce traitement deviennent des adultes pour qui la violence et l’humiliation sont banales. Ils sont donc capables des pires violences, notamment sur les êtres les plus faibles, par simple mimétisme du schéma relationnel qu’ils ont subi : la violence exercée par un être fort, un adulte, sur un être faible, un enfant. Et comme cette violence leur a été présentée comme un bien (« C’est pour ton bien que je te frappe »), leur conscience morale a reçu ce message : Violence = bien. C’est une des multiples formes de perversion provoquées par la violence éducative.

De plus, cette méthode d’éducation contredit radicalement par l’exemple les préceptes les plus fondamentaux de toutes les grandes philosophies et de toutes les grandes morales. La règle d’or d’abord : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ». Et ensuite le principe presque aussi universel qu’il est lâche de la part d’un être fort de faire violence à un être faible. Quelle efficacité peut avoir l’enseignement de ces principes sur des enfants et des adolescents sur lesquels on a pratiqué mille fois le contraire ?

Mais cet apprentissage de la violence n’est peut-être pas encore le pire. On sait aujourd’hui, par de nombreuses études faites ces dernières décennies sur les enfants et leur développement que les enfants naissent dotés de compétences relationnelles qui les prédisposent à la vie sociale, ce qui n’a rien d’étonnant chez les animaux sociaux que nous sommes. Il s’agit de l’attachement qui porte les nouveau-nés à nouer à tout prix des relations parce que leur organisme sait que l’abandon c’est la mort. Il s’agit de l’imitation par le moyen de laquelle les enfants apprennent la plupart des comportements qui seront nécessaires à leur survie et à leur vie. Il s’agit de l’empathie par laquelle les enfants éprouvent les émotions de autres et qui est la base de la compassion et aussi le plus grand frein à la violence. Il s’agit enfin de l’entraide dont de récentes études ont montré qu’elle se manifeste chez les bébés dès l’âge de dix-huit mois. Toutes ces capacités relationnelles des enfants sont altérées, voire perverties par la violence. Leur capacité d’imitation les pousse à reproduire la violence qu’ils ont subie. Leur capacité d’attachement est pervertie par l’alliance entre l’affection et la violence. L’enfant apprend à ses dépens le proverbe : Qui aime bien châtie bien. Pourquoi ne l’appliquerait-il pas plus tard à son profit sur ses enfants et sa conjointe ? La capacité d’empathie des enfants, elle, peut être annihilée par la nécessité de s’endurcir sous les coups et de ne plus ressentir leurs propres émotions ni celles des autres. Quant à la capacité spontanée d’entraide, elle peut être entravée par des relations faussées par la violence. Ainsi, la méthode d’éducation la plus répandue pervertit tout le potentiel relationnel inné des enfants.
Il n’est donc pas étonnant que l’histoire de l’humanité ait été un tissu de violences, de massacres, de cruautés dans la vie individuelle comme dans la vie collective. Les enfants sont conditionnés à de tels comportements. Les hommes qui accèdent à un quelconque pouvoir l’exercent sans scrupules. Et ceux qui sont soumis à une autorité quelconque se soumettent comme ils avaient pris l’habitude de se soumettre à leurs parents, ce qui explique l’attitude de « servitude volontaire » aux tyrans mise en lumière par Etienne de la Boétie au XVIe siècle.

Mais ce qui est stupéfiant, c’est qu’en général on ignore ce fait anthropologique majeur et ses conséquences dans l’histoire de l’humanité et dans les situations de pouvoir et de soumission. Même La Boétie, ne mentionne pas la violence éducative parmi les causes de cette soumission. Dans mon avant-dernier livre, j’ai montré comment, aujourd’hui encore, sur 100 auteurs d’ouvrages ou d’articles de sciences humaines écrits par des psychologues, psychanalystes, historiens, sociologues, philosophes, etc, sur le thème de la violence humaine en général, 90 d’entre eux, parmi lesquels les plus médiatiques, ceux qui ont le plus d’influence, ne mentionnent même pas l’existence de la violence éducative, ignorent complètement son existence, alors qu’ils traitent de toutes les autres formes de violences, et 6 d’entre eux seulement la prennent en compte et la considèrent comme une des causes de la violence humaine.

Voici donc le contexte humain dans lequel Jésus est né et a vécu : une humanité marquée dans l’enfance par la violence, conditionnée à la violence et inconsciente de ses effets nocifs, notamment sur le plan idéologique et même théologique. Un des proverbes bibliques qui ordonnent aux pères de battre leurs enfants donne la raison de la nécessité de ce traitement : La folie est ancrée au coeur de l’enfant, le fouet bien appliqué l’en délivre (Proverbes, 22, 15). Autrement dit, la nature humaine est mauvaise. Il faut la corriger par la violence pour l’améliorer. Et quand on veut parler de Dieu, comment le représente-t-on ? A l’image d’un père terrestre, c’est-à-dire un père qui aime mais qui châtie. Et c’est même parce qu’il nous châtie qu’on voit que nous ne sommes pas des bâtards, dira l’auteur de la Lettre aux Hébreux (12, 7-8).

C’est donc dans ce contexte comportemental et idéologique que Jésus a prononcé ses stupéfiantes paroles sur les enfants. Des paroles uniques : jamais personne, jamais aucun fondateur de religion, jamais aucun philosophe n’en avait prononcé de semblables. Et des paroles tout simplement impensables dans de telles sociétés parce que des hommes qui, lorsqu’ils étaient enfants, ont été battus par leurs parents dont ils étaient entièrement dépendants et auxquels ils étaient viscéralement attachés, ne peuvent que considérer qu’on les a traités ainsi pour leur bien et qu’ils le méritaient par leur mauvaise nature.

Que dit Jésus ?
- qu’il faut accueillir l’enfant comme Dieu lui-même (Luc, 9, 46-48);
- qu’il ne faut mépriser aucun de ces petits (Matthieu, 18, 6);
- que leurs anges sont constamment en présence du Père (Matthieu, 18, 6) ;
- et surtout que « le Royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent » (Matthieu, 19, 13-15) ; autrement dit que les enfants non seulement n’ont pas à être corrigés, redressés, mais doivent être considérés par les adultes comme des modèles, s’ils veulent accéder à la vie éternelle.
- mais aussi que si quelqu’un scandalise, c’est-à-dire fait trébucher, pervertit un seul de ses petits, il vaudrait mieux pour lui qu’on le noie avec une meule de moulin autour du cou (Marc, 9, 42) ;

Ces paroles expriment deux convictions majeures :
- confiance dans la nature humaine à sa source ; Jésus porte sur les enfants le même regard qu’il porte sur les lis des champs ;
- conscience de la capacité des adultes à « scandaliser » les enfants, à les pervertir radicalement.

Bien sûr, Jésus ne dit pas explicitement : « Ne battez pas les enfants », mais ses recommandations concernant les enfants sont radicalement incompatibles avec le fait de leur donner des coups de bâton. Jésus n’a pas dit non plus explicitement qu’il ne fallait pas lapider les femmes adultères. Mais la réponse qu’il fait à ceux qui l’interrogent : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre » dynamite cet usage. De même les paroles de Jésus sur les enfants auraient dû dynamiter l’usage de les battre.

Malheureusement, cela n’a pas été le cas. Les sociétés chrétiennes ont été aussi violentes à l’égard des enfants que l’étaient les sociétés anciennes, et cela jusqu’à nos jours dans les pays les plus fortement marqués par l’influence des Eglises. Elles ont pratiqué et recommandé la violence éducative. Et lorsque, à partir de la fin du XVIIIe siècle, certains Etats, sous l’influence de la philosophie des Lumières, ont voulu interdire les punitions corporelles dans les écoles, les Eglises chrétiennes ont freiné des quatre fers et ont continué à pratiquer dans leurs écoles des châtiments d’une incroyable violence et à encourager l’usage des punitions corporelles aux parents. Aujourd’hui encore, la dernière édition du Catéchisme de l’Eglise catholique qui date de 1992 cite dans ses conseils aux parents, le proverbe biblique :  » Qui aime son fils lui prodigue des verges, qui corrige son fils en tirera profit  » (Si 30, 1-2).

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les sociétés chrétiennes n’aient pas été meilleures et qu’elles aient été parfois pires que celles auxquelles elles succédaient. Quand on enseigne le catéchisme aux enfants en les battant comme plâtre et en les faisant vivre dans la terreur et la soumission, il ne faut pas s’étonner si ce qu’ils en retiennent c’est davantage l’habitude de donner des coups, d’opprimer les autres ou de se soumettre à la violence et donc de la cautionner, que de pratiquer la bienveillance et la tolérance à l’égard d’autrui et de ne pas supporter l’injustice.

Mais pourquoi ces paroles n’ont-elles pas été comprises comme elles l’auraient dû ? Pour une raison très simple : c’est parce que les disciples de Jésus et les théologiens qui leur ont succédé avaient été battus eux-mêmes par leurs parents et que leur attachement viscéral à leurs parents auquel s’ajoutait le devoir religieux de les honorer leur rendait impensable toute remise en question des corrections qu’on leur avait infligées pour leur bien. Ces paroles étaient tellement inouïes qu’elles ont été inaudibles. Un bon nombre de pères de l’Eglise se sont demandé ce que Jésus avait voulu dire lorsqu’il a parlé des enfants. Ils en ont en général retenu l’idée de l’humilité et de l’obéissance. Mais jamais l’idée d’un changement de conduite nécessaire à l’égard des enfants.

Il ne m’est pas possible, faute de temps de retracer l’histoire de l’évolution des esprits à l’égard de la violence éducative depuis les premiers siècles de l’histoire de l’Eglise jusqu’à nos jours. Je n’en retiendrai donc que trois étapes décisives.

La première est catastrophique, c’est l’étape de saint Augustin. Ses Confessions nous apprennent que saint Augustin a été battu comme plâtre par ses maîtres. Il a écrit plus tard dans La Cité de Dieu : « Qui n’aurait horreur de recommencer son enfance et n’aimerait mieux mourir ? » Quand il s’en plaignait à ses parents, ceux-ci se moquaient de lui. Avec ce passé et le souvenir qu’il en avait, il aurait pu être celui qui aurait enfin dénoncé cette violence faite aux enfants. Malheureusement, il a été celui qui l’a encore aggravée et justifiée. En effet, après avoir dit ce qu’il a souffert, il nous dit que malgré tout, les violences qu’il a subies lui ont permis d’apprendre à lire et donc à lire les Evangiles et à connaître le Christ. Ce mal, les punitions qu’il a reçues, étaient en réalité un bien. Et quand il s’interroge sur le sens de la plus forte des paroles de Jésus : « Le Royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent », il n’hésite pas à prendre le contrepied de ce qu’a dit Jésus. Il s’exclame : « C’est cela l’innocence enfantine ? Oh ! non, Seigneur mon Dieu, de grâce, non !Un symbole d’humilité en la taille des enfants, tel fut donc, ô notre Roi, ce que tu as garanti, quand tu as dit : « A leurs pareils le Royaume des Cieux ! » Et en parlant d’un nourrisson : « Si petit et déjà si grand pécheur ! ». Mais, vous le savez, il ne s’est pas arrêté là, et c’est lui qui a imposé dans l’Eglise le dogme du péché originel qui fait des enfants des coupables avant même leur naissance, c’est-à-dire qui donne une raison de plus de se méfier de leur nature et de les battre. La doctrine du péché originel a verrouillé les esprits et interdit pendant plus de dix siècles, jusqu’à la Renaissance, la remise en question de la violence éducative sur les enfants.
La grande étape dans la prise de conscience de la nocivité des punitions corporelles, c’est la Renaissance et l’apparition de trois grands esprits : Erasme, Rabelais et Montaigne. Erasme est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la dénonciation des châtiments corporels. Mais ce qui est significatif c’est que ces trois auteurs ont été mis à l’Index par l’Eglise catholique et vilipendés par les réformateurs, Luther et Calvin.

L’étape suivante, c’est Maria Montessori qui, en plus d’être une grande pédagogue qui a renouvelé profondément les méthodes d’éducation, a été la première à comprendre le sens profond des paroles de Jésus sur les enfants au point de présenter l’enfant comme un Messie.

Je crois qu’il faut que nous comprenions que les paroles de Jésus sur les enfants sont vraiment la pierre angulaire de tout son enseignement puisqu’elles concernent la base même de la formation de l’humanité, les années décisives où toutes capacités innées des enfants peuvent se déployer pour en faire des êtres humains vraiment humains au sens le plus positif du terme. Je crois que la notion de péché originel  est littéralement toxique. Il n’en faut retenir que l’idée de vulnérabilité extrême des enfants, qui n’a absolument rien à voir avec celle de péché, et la remplacer par la notion de grâce originelle.

L’histoire de la chrétienté aurait certainement été très différente si l’on avait pris au sérieux dans toutes leurs implications les paroles de Jésus sur les enfants et si l’Eglise avait été faite d’hommes et de femmes dont l’humanité avait été respectée. Elle aurait été beaucoup moins complice des pouvoirs violents et oppressifs. Elle aurait été beaucoup plus proche des plus pauvres et elle ne leur aurait pas inculqué une idéologie de soumission à la violence et aux pouvoirs tyranniques. En respectant les enfants, elle aurait favorisé le développement d’une humanité plus intelligente, plus imaginative et plus créatrice, mais qui aurait mis au premier plan, non pas les dogmes et les rites mais la bienveillance et le respect d’autrui qui sont directement connectés aux bases neurobiologiques de notre affectivité.

Enfin, remettre en question la part de violence dans l’éducation que nous avons presque tous subie, c’est une occasion de rejoindre en nous l’enfant totalement innocent que nous avons tous été, de retrouver l’amour de nous mêmes, ce même amour qui loin d’être égoïsme est la mesure même, selon l’Évangile, de l’amour des autres et de l’amour de Dieu, ce que Jésus appelle « la Loi et les Prophètes » :  Aimer les autres et aimer Dieu comme soi-même.