Olivier Maurel

Écrivain militant – Non à la violence éducative !

By Olivier Maurel

70e anniversaire du retour de ma soeur Micheline

Il y a soixante-dix ans, presque jour pour jour, ma soeur aînée, Micheline, qui avait vingt et un ans de plus que moi, est revenue d’Allemagne où elle avait été déportée pour avoir participé à la Résistance. Elle a écrit, sur les dix-huit mois qu’elle a passés au camp de Neubrandebourg, un livre qui a reçu le Prix des critiques en 1957 : Un Camp très ordinaire (Editions de Minuit). Ce livre a été traduit en plusieurs langues, dont l’allemand. Et il a été réédité en Allemagne en 2014 sous le titre : « Die Liebe besiegt Alles » (L’amour vainc tout). A cette occasion, l’éditeur m’a demandé de rédiger une postface sur l’ensemble de la vie de Micheline. C’est cette postface que je publie ici en français.

Micheline avant le camp

Micheline Maurel, aînée d’une famille de six enfants, est née le 17 juillet 1916 à Toulon. C’est un de ses frères, le dernier de la famille et son filleul, qui raconte ici, le plus fidèlement possible, l’histoire de sa vie avant et après le camp, en s’appuyant largement sur un récit inédit qu’elle a fait elle-même de sa propre vie à l’intention de ses neveux.
Le père de Micheline, Edouard Maurel, était le sixième enfant d’un architecte et chef de travaux à la municipalité de Toulon, qui a conçu et bâti, à la fin du XIXe siècle, une grande partie des écoles de Toulon et d’Hyères. Après avoir été télégraphiste dans la Marine pendant la Première Guerre mondiale, puis à la Poste, il est entré dans l’administration de la radio où il a été nommé contrôleur.
La mère de Micheline, Gilberte Guigou, orpheline de père à l’âge de neuf ans, a été élevée exclusivement par sa mère qui ne voulait pas l’envoyer à l’école de peur des maladies qu’on était censé y attraper. La grand-mère maternelle de Micheline s’était retrouvée veuve à trente-cinq ans et avait eu la mauvaise idée de placer dans les chemins de fer russes tout l’argent que lui avait rapporté la vente des terres de son mari. La Révolution russe l’a ruinée et elle a dû vivre aux dépens de sa fille et de son gendre jusqu’à sa mort en 1942.
Pendant la petite enfance de Micheline, sa famille a vécu dans un hameau isolé du Lot, Benauges, où son père avait fait une sorte de retour à la terre. Comme il n’y avait pas d’école dans ce hameau, elle a appris à lire à la maison et a suivi, sous la direction de sa grand-mère qui s’était attribué le rôle d’institutrice, les cours de l’Ecole Universelle par correspondance. Ce n’est qu’au printemps 1925, lorsque son père a demandé sa réintégration dans l’administration de la Poste, que Micheline est allée pour la première fois en classe, à neuf ans. Elle y a si bien réussi qu’après son baccalauréat, ses professeurs ont décidé de se cotiser pour lui permettre d’aller poursuivre ses études à Aix puis à Lyon.
Pendant la « drôle de guerre », elle a rencontré, dans la pension où elle logeait, un aviateur polonais, Tadek, qui, au moment de l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes, avait réussi à s’évader du camp de prisonniers où il avait été enfermé et à venir jusqu’en France. Il lui apprit ce dont les nazis y avaient été capables. Elle fut ainsi prévenue sur la dureté de la guerre à venir, c’est peut-être ce qui l’a fait, un jour, s’entailler volontairement le doigt devant son petit frère Charles, en lui disant : « Maintenant, il va falloir s’habituer à souffrir ». Cet aviateur ayant réussi à partir en Angleterre, Micheline, pour essayer de le rejoindre, entra en contact avec d’autres Polonais réfugiés à Lyon. C’est ainsi qu’un jour, un certain Jerzy lui demanda d’apporter une enveloppe à Grenoble, puis une autre enveloppe. Elle était entrée, sans le savoir, dans la Résistance polonaise en France qui la chargea de nombreuses missions entre la zone libre et Paris. Des formulaires et des tampons qu’elle avait réussi à subtiliser au cours d’une demande d’Ausweis lui permettaient de se fabriquer elle-même les laisser-passer dont elle avait besoin.
En octobre 1941, elle obtint un poste de professeur de lettres pour un an dans un lycée de Lyon. Elle continua sans succès à essayer de passer en Angleterre. Mais en juin 1942, à cause du blason polonais qu’elle portait sur son vêtement en souvenir de son ami aviateur, elle fut contactée dans un autobus par un autre Polonais qui venait d’être parachuté en France pour y monter un réseau de renseignements et qui lui proposa, en lui laissant entendre qu’elle pourrait ensuite rejoindre son ami en Angleterre, de travailler pour le réseau auquel il était rattaché.
A la rentrée d’octobre 1942, sur les conseils de son chef de réseau, elle a refusé un poste de professeur dans un lycée du Jura, sous le prétexte de se remettre à la préparation de l’agrégation à la faculté de Lyon. Elle serait rémunérée au même niveau que si elle avait été professeur, et, avec une carte d’étudiante comme couverture, elle se montrerait de temps en temps à la faculté.
Mais, en novembre 1942, les troupes allemandes occupèrent la zone dite « libre », c’est-à-dire toute la moitié sud de la France. Micheline commença alors à travailler dans le Var. Voici comment elle raconte ses missions en se donnant le nom de Laurence qu’elle a aussi donné à l’héroïne de son deuxième livre, La Vie normale :
« Les Allemands commencèrent à fortifier le littoral méditerranéen comme ils avaient fortifié celui de l’Atlantique. Il fallait explorer cette côte pas-à-pas, noter les emplacements et la composition des batteries, des bunkers, des murailles en construction, des plages minées et des chemins étroits que les militaires laissaient libres pour les utiliser eux-mêmes. Rentrée chez elle, Laurence écrivait ses rapports et décrivait ou dessinait les nouvelles installations qu’elle avait vues, ainsi que les emplacements des divers corps d’armée. Elle passait presque toutes les nuits dans les trains, ne dormait plus du tout et n’était jamais fatiguée. »
Mais un jour, en rentrant à Lyon après un séjour dans le Midi, la doublure de sa gaine capitonnée de dessins et de rapports sur les derniers progrès de la fortification du littoral, elle apprit que son réseau était dispersé. Pour transmettre ses documents à Londres et pour poursuivre son activité de recherche de renseignements, elle parvint à rétablir le contact avec un membre d’un autre réseau, le réseau Marco Polo, qui, au vu des documents qu’elle lui apportait, l’engagea immédiatement. Au sein de ce réseau, d’une part elle accomplissait les missions qu’on lui confiait comme par exemple de convoyer des pilotes anglais ou alliés tombés en France vers des terrains d’atterrissage clandestins d’où ils repartaient vers l’Angleterre, d’autre part, elle choisissait elle-même, aidée par sa connaissance de la côte varoise et de la présence de sa famille à Toulon, de poursuivre son travail de renseignements. Elle aurait voulu participer plus activement encore à la résistance et, pour cela, elle avait demandé à son chef des crayons incendiaires pour démolir elle-même les installations militaires, mais, son chef les lui avait refusés : « Vous signalez les objectifs, d’autres les détruiront. »
Dans son récit, elle raconte sur un ton plus humoristique qu’héroïque une partie de son travail de renseignement :
« La Londe les Maures. La plage est belle ici et me semble assez bonne pour un débarquement. En ce moment, les Italiens l’occupent. Ils y posent des mines, à intervalles réguliers dans le sable. Je les ai aperçus d’un tournant de la route qui descend de la gare à la mer. Je passe devant une guérite occupée par une sentinelle somnolente. L’accès de la plage est interdit par d’épais rouleaux de barbelés. Mais ils ont sûrement réservé un passage. Voilà qu’un des leurs traverse la route, arrive à la clôture et la franchit. La chicane est invisible mais elle existe. J’attends un instant j’y vais, bien sûr sans courir, je suis juste une promeneuse tranquille… A ma droite, au haut de la plage, les militaires font la sieste, la tête ombragée par les roseaux. A ma gauche, les deux gars de corvée posent les mines. J’observe et, comme toujours en ce genre de lieu, je photographie mentalement. Soudain, à ma gauche, un type se lève et me demande en italien ce que je fais là. Je lui souris gracieusement : « Je me promène, Monsieur. » Il me dit quelques mots que je ne comprends pas, puis quelques-uns que je comprends : « Seguite me al commandante ». Voilà qui ne me plaît guère !, mais poliment, je suis le type, nous traversons la route et entrons dans une villa, dans une salle pourvue d’un bureau et entourée de bancs. Sur les bancs, des soldats italiens, derrière le bureau, leur commandant, un gros, qui transpire. Après quelques phrases que j’ignore, mais auxquelles je réponds par un aimable sourire, il demande mon sac. Et tout à coup, j’ai peur. Tantôt, j’étais encore sur la route, j’ai aperçu par-dessus les chênes verts et les pins, sur un petit promontoire, un canon braqué vers le ciel, un canon de forme nouvelle pour moi. De crainte d’oublier sa forme, je l’ai vite dessiné au crayon sur un coin d’enveloppe, avec le profil du promontoire. C’est une chose à ne pas faire. L’enveloppe est encore dans mon sac. Donc, le commandant n’aura pas mon sac. C’est simple. Heureusement qu’il fait très chaud. Le commandant n’arrête pas de s’éponger le visage avec un grand mouchoir. Il me demande encore une fois ce que je fabriquais sur cette plage. Je voulais simplement refaire une promenade que j’avais faite mainte fois dans mon enfance : longer la mer à partir de la Londe jusqu’à l’Almanarre, je chante la beauté du paysage, je conseille au commandant d’aller voir par lui-même comme c’est beau. Remarquant sur le mur une carte bien connue, je vais vers elle, ce qui éloigne mon sac du commandant, toujours le bras tendu vers lui. Et je disserte devant la carte en me disant : « Zut ! Que je suis sotte ! les civils ne savent pas lire une carte d’Etat Major. Espérons qu’il a vraiment trop chaud. » Il avait trop chaud et c’est bien ce qui m’a sauvée cette fois-là. Son bras toujours tendu par- dessus le bureau pour prendre mon sac, s’est finalement abaissé. Il s’est épongé le front encore une fois et m’a dit d’une voix fatiguée : « Allez au diable ! »
Ahurie d’en être quitte, j’ai repris la route. Je me disais : « Ce n’est pas possible. Il a dû faire téléphoner au type de la guérite. On va m’arrêter là. Et le type de la guérite m’appela : « Veni, bellissima ! » Je n’en menais pas large, mais il ne fallait pas avoir l’air de fuir. Il s’est approché de moi et m’a suggéré de l’accompagner jusqu’au bois de chênes verts près de la gare. Là, sans façon, il m’a allongée sur le sol, a décroché son fusil est s’est mis à défaire sa braguette : « Je suis boucher à Naples, me dit-il. J’ai quatre bambins très beaux. » Je n’avais pas d’arme, mais j’avais un canif, un couteau suisse à plusieurs lames. je l’ai tiré de ma poche. L’homme est devenu blanchâtre, et précipitamment a reboutonné sa braguette. « Le train, me disait-il, reprenez vite le train, allez-vous-en… » Un train arrivait en effet en direction de Toulon, j’y suis montée sans demander mon reste.
Un autre jour, je marchais dans la mer, n’ayant pas trouvé de passage au sommet des falaises où se trouvaient des batteries anti-aériennes. Je marchais dans la mer, sautant de rocher en rocher quand elle était trop profonde. Levant la tête j’aperçus des mitrailleuses qui dépassaient le sommet des falaises. J’escaladai la falaise sans trop de peine grâce aux buissons et arbres nains qui poussaient dans le roc vertical. Là-haut, je débouchai auprès d’un nid de mitrailleuse. L’arme était bien là, mais seule. Les hommes devaient se trouver dans les petits bâtiments qui bordaient la plateforme bétonnée. En effet, une porte s’ouvrit et un militaire s’approcha. Je vins à sa rencontre en souriant. : « C’est avec ces petites machines que vous allez arrêter le débarquement des Américains ? – Oh, mais non ! nous avons aussi des canons ! Venez voir ça ! Il m’amena voir les canons dissimulés sous des branches d’oliviers derrière les casemates. Puis tout à coup il parut se rendre compte que la présence d’une jeune fille civile sur cette plateforme militaire était inattendue ou même suspecte et il me demanda brusquement comment j’étais venue. – Je suis montée de la mer, je ne savais pas qu’il y avait ici un terrain militaire. Comment puis-je sortir maintenant et retrouver la route ? Il hésita, me fit signe de le suivre et m’accompagna jusqu’à la chicane qui leur servait de passage. La route n’était pas loin.
Avec les Allemands, ce n’était pas si simple. Ils avaient installé des batteries antiaériennes sur les quais de La Seyne (port voisin de celui de Toulon) et je tenais à voir de près comment elles étaient composées. Chacune était entourée d’un mur plus haut qu’un homme. Une guérite avec factionnaire gardait l’entrée de chacune. Pas possible d’entrer sans être vue. Pour mon expédition suivante, j’ai amené Olivier (son plus jeune frère). Il avait alors quatre ou cinq ans et portait un gros ballon dans un filet. Sur la grande place où plus personne ne jouait aux boules depuis que les Allemands étaient arrivés, j’ai commencé à jouer au ballon avec mon frère. En même temps, je surveillais le factionnaire. Comme il regardait ailleurs, j’ai lancé vivement le ballon par dessus le mur, puis j’ai pris la main du petit, couru jusqu’à la guérite et j’ai prié le militaire de garder mon petit frère pendant que j’irai rechercher le ballon qui était passé par dessus le mur. Je n’ai pas attendu sa réponse, j’ai foncé, vu tout de suite le ballon, mais j’ai feint de ne pas le voir et j’ai fait tout le tour de la batterie avant de revenir où je l’avais vu ; et j’ai pu faire le compte des divers canons qui étaient dans cet enclos. Puis j’ai récupéré mon frère et nous sommes partis. » (…)
Le 18 mai 1943, c’est la chaleur excessive qui m’avait sauvé du commandant italien. Un mois plus tard, le 19 juin, je n’eus pas cette chance. »
Elle a été en effet arrêtée à Amélie-les-Bains, dans les Pyrénées Orientales. Interrogée et torturée par la Gestapo pendant deux jours, elle a réussi, au cours de son interrogatoire, prétextant un malaise à saisir à la fois sur le bureau où l’on avait étalé le contenu de son sac, un mouchoir et le stylo dans lequel elle avait dissimulé des documents et à jeter ceux-ci dans les toilettes. On l’a ensuite emmenée à la citadelle de Perpignan où elle est restée trois semaines, avant d’être expédiée à Paris, au fort de Romainville. Fin août, son réseau tenta de la libérer, mais c’était trop tard : elle était déjà inscrite sur les listes pour l’Allemagne. C’est ici que commence son livre Un camp très ordinaire.
Ses parents, à Toulon, se doutaient de ses activités. Son frère Guy et un de ses oncles qui travaillait à l’arsenal de Toulon lui fournissaient des renseignements. Sa famille n’a été prévenue de son arrestation que par un mot qu’elle a réussi à glisser dans la main d’un passant alors qu’on la conduisait vers la gare de Perpignan.
La participation de Micheline Maurel à la Résistance a été distinguée par une citation personnelle du général De Gaulle et une Croix de guerre avec palme attribuée par le général Juin. Elle a également reçu la médaille commémorative des services volontaires dans la France libre.

Micheline après le camp

Une fois passée la joie du retour, les deux années qui ont suivi le retour de Micheline ont été des années difficiles, et même tragiques.
Outre le fait que Tadek, son pilote polonais, s’était marié pendant son absence, elle a dû affronter de grandes difficultés matérielles, et cela dans un état de santé très déficient. Sa tendance, qu’elle reconnaissait volontiers, à suivre son cœur plus que sa raison, l’a placée dans des situations dramatiques. Et constamment, les images du camp et des femmes du camp l’obsédaient au point de devenir sa conscience et d’influer sur sa vie.
A l’automne 1945, elle est partie à Lyon dans l’intention de poursuivre ses études. Elle logeait dans le vieux quartier Saint-Jean, chez une amie – elle aussi abandonnée par son amoureux – « dans un immeuble qui devait dater du Moyen Âge. Pour atteindre l’escalier, on traversait deux traboules et deux cours sombres et très humides, les murs verts de mousse et de moisissure. Nous appelions ce logement « la niche » parce que nous y étions toutes deux malheureuses comme des chiens. Le soir, au lit, nous pleurions nos amours chacune d’un côté, elle son Daniel, moi mon Tadek. J’étais chargée de la cuisine et j’ouvrais des boites de conserve dont je chauffais le contenu sur l’unique poêle minuscule. Il faisait très froid et très humide. C’est sur ce petit poêle aussi que nous faisions bouillir notre lessive. La fenêtre donnait sur la cour comme sur un puits et le ciel de Lyon pleuvait chaque jour. Comme tous les rescapés des camps, j’étais malade. Je vivais à l’élixir parégorique et n’avais guère de force. Les restrictions étaient encore extrêmes. Seul le pain était moins rationné. On ne trouvait pas de viande, pas de riz, pas beaucoup de lait. J’avais toujours froid. On ne pouvait pas acheter de vêtements. »
Après une année passée dans ces conditions, elle a obtenu à la rentrée scolaire de 1946 un poste de lectrice de français dans une école secondaire de Dorking, dans le Surrey, près de Londres où elle savait que résidait Tadek. C’était suivre ses sentiments plus que sa raison et Tadek le lui a bien fait sentir en ne venant pas l’accueillir à la gare. Elle retrouve en Angleterre des conditions de vie très précaires et, au bout de trois mois, l’état de sa santé est tel qu’on lui recommande de se faire hospitaliser. Vu son état, elle est immédiatement admise au French Hospital de Londres.
Là, elle est prise en charge par un médecin suisse qui, très vite, ne la considère plus seulement comme une malade. Mais si elle en tombe sincèrement amoureuse, lui ne lui cache pas qu’il ne l’épousera jamais. La seule chose qui l’intéresse vraiment, c’est la réussite de sa vie professionnelle et Micheline n’est pour lui qu’une passade. Mais c’était pour elle une attitude qui lui était si étrangère qu’elle ne l’a pas vraiment cru. Et surtout, comme elle l’a raconté dans son roman autobiographique, La Vie normale, la part d’elle-même qui était restée au camp a lourdement pesé dans sa décision : « Dans ces moments-là, j’entendais la voix de l’autre, celle de Ravensbrück qui toujours chemine à mes côtés et commente à sa façon les heures de ma vie. Et l’autre me disait :  » « De quoi te plains-tu, imbécile ? Ah, tu voudrais un amour permanent, hein ? Tu crois encore à la permanence ! Dans les camps de la prochaine guerre, tu sera fière de toi, imbécile. Tu te rappelleras le sourire de Jean-Pierre, lorsqu’il t’accueillait le soir, et ses baisers, et son bras glissé sous le tien, et la chaleur de son corps. Tu te rappelleras la tasse de thé qu’il te servait le matin, et la tartine de pain grillé chaud et doré que tu croquais en le regardant s’habiller (…) Tu te rappelleras tout cela, Laurence et tu te diras avec désespoir : j’avais tout cela et je n’étais pas heureuse… » Lorsqu’elle s’est retrouvée enceinte, elle l’a d’abord caché au médecin. Mais dès qu’il a appris qu’elle attendait un enfant, il a décidé de la faire avorter. Elle a refusé aussi longtemps qu’elle a pu, mais encore une fois le souvenir du camp lui revenait : « Je voyais mes compagnes de camps défiler, par rangées de cinq, portant des pierres et des briques. Elles se tournaient vers moi en ricanant : « On va te le tuer, Laurence ? Tant mieux pour lui. Il ne connaîtra jamais ça. Tant mieux pour lui, tant mieux pour lui ! » Mais d’autres passaient sans rien dire, me regardaient de leurs yeux terrifiants. j’en voyais une surtout, une femme, toute menue, à qui l’on avait pris à Ravensbruck son bébé de quelques mois : elle ne pleurait jamais. Elle ne regardait personne. Le soir, penchée dans les Washraum elle se pressait les seins pour en faire couler le lait inutile. Je revoyais les dortoirs au moment où la lampe s’éteignait. Les femmes commençaient à parler de leurs enfants, chuchotantes : « Mon tout petit, c’était aujourd’hui son anniversaire. – Ma petite fille a le même âge que la vôtre. Oui, je revenais de l’accompagner à l’école quand ils m’ont prise.. Elle commençait tout juste à écrire à l’encre…
Les derniers temps, quand nous n’étions plus nous-mêmes, je sais que plusieurs de mes compagnes n’avaient plus envie de revoir leurs enfants. Parce qu’elles n’avaient plus rien à leur donner.
Mais moi, j’avais de nouveau de quoi le nourrir et le rendre heureux. le camp était fini. Toutes ces pauvres femmes, mes amies, me semblaient pourtant si proches et la nuit du dortoir si épaisse et si réelle… »
Finalement, elle décide de partir. Mais elle a l’imprudence d’en avertir Jean-Pierre. Il arrive aussitôt et, après l’avoir acculée dans un coin de la chambre et l’avoir bâillonnée d’une main, il lui fait une piqûre de morphine. Quand elle se réveille, tout est fini.
Peu de temps après, elle est atteinte d’une septicémie provoquée par l’avortement. Jean-Pierre la soigne en cachette de l’hôpital à grandes injections de morphine et de pénicilline. Elle se remet. Leur relation reprend. Jean-Pierre, pris de remords s’adoucit et va jusqu’à accepter l’idée de l’épouser. Mais il faut encore l’annoncer à sa mère. Celle-ci arrive à Londres et lorsque Jean-Pierre lui présente Micheline, c’est à peine si elle la regarde. Lorsque Micheline lui écrit pour essayer de la convaincre, elle répond : « Vous n’êtes pas de notre monde ». Et de nouveau ressurgit le camp : « Mes soeurs de misère, qui savaient ce qu’il faut savoir, peu à peu envahissaient la chambre et se moquaient de moi. Elles ouvraient le placard et se montraient l’une à l’autre les biscuits et le sherry que je gardais toujours pour les soirs où Jean-Pierre venait. Elles tâtaient le moelleux du lit et supputaient l’épaisseur des couvertures. « Chambre louée, chambre louée, regardez la veinarde qui a une chambre louée et qui n’est pas contente ! » Elles arrivaient de toutes parts, traînant leurs galoches, chantonnant à voix basse et comme absente : « C’est la vie normale, c’est la vie normale ! » Et puis elles s’arrêtaient, m’entouraient, me regardaient comme pour me demander quelque chose, et il y en avait partout, visages pointus, grisâtres, hagards et qui savaient trop bien le monde. « De quoi te plains-tu ? C’est la vie normale. Tu as eu quand même de beaux jours avec Jean-Pierre… Raconte, raconte les beaux jours ! » Debout autour de moi, décharnées et bossues de fatigue, elles épouillaient leurs loques en attendant que je parle. Mais d’autres, plus charitables, m’avaient prise sous les bras et m’emmenaient je ne sais où, derrière une quelconque baraque, où je pourrais pleurer avec elles. »
Malgré le mépris de la mère de Jean-Pierre et la lâcheté du fils, Micheline part le rejoindre à Genève. Elle y travaille d’abord au pair dans une famille nombreuse. A l’Université de Genève, on lui refuse un poste d’enseignante parce qu’elle n’est pas suisse, mais le recteur lui promet de lui chercher quelque chose qui lui convienne.
Fin novembre 1947, le recteur lui signale que la Ligue des Croix-Rouges recherche une rédactrice de langue française, connaissant l’anglais et, si possible, une autre langue. Elle est aussitôt engagée.
Ce travail la passionne. Elle doit, à partir de revues médicales du monde entier, rédiger des articles que son patron, un Bulgare, signe lui-même. Elle reçoit aussi des informations exclusives sur les effets de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki.
Elle a ensuite obtenu un poste mieux payé à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour l’obtenir, elle a dû apprendre, en plus du polonais et de l’anglais qu’elle parlait déjà, le russe et l’espagnol. Après avoir réussi à l’écrit, elle a été convoquée à l’oral : « Naturellement, je n’avais rien préparé et n’avais pas la moindre idée de ce qu’on allait me demander. Traduire oralement des textes difficiles, à toute vitesse comme le font les interprètes en traduction simultanée, j’en étais incapable. Mais non, les questions du jury portaient sur tout autre chose. Vérifier si la candidate n’était pas raciste, si ses idéaux correspondaient à ceux de l’ONU, si elle avait quelque idée des méfaits de la guerre et si elle était résolue à faire, dans le cadre de son travail ce qu’elle pourrait pour éviter les affrontements entre races et nationalités. Nous étions en 1953. On croyait sincèrement aux pouvoirs de l’ONU comme on avait cru à ceux de la Société des Nations. J’y croyais de tout mon cœur et le jury parut satisfait de mes réponses. A la fin, le président du jury me posa une question inattendue : « Accepteriez-vous d’épouser un Noir ? – Un Noir que j’aimerais ? Oh ! Tout de suite ! » On m’a dit ensuite que c’était la question clé. »
Micheline est donc devenue fonctionnaire internationale à l’OMS, puis traductrice free-lance, engagée tantôt par l’ONU elle-même, tantôt par le Haut Commissariat aux réfugiés, l’Union internationale des télécommunications ou le Bureau International du travail. Elle rédigeait également le mensuel intérieur des fonctionnaires internationaux. Par ailleurs, elle écrivait des contes pour enfants qui ont été édités plus tard par les éditions Hatier sous le titre Contes d’Agate.
Au moment de la guerre d’Algérie, en 1960 et 1961, un aumônier universitaire à qui elle avait demandé ce qu’elle pourrait faire pour être utile lui a suggéré de servir d’abri temporaire aux jeunes gens insoumis qui viendraient la voir avec un mot de lui. Ils arrivaient chez elle sales, épuisés d’avoir marché à travers la montagne pour passer la frontière, très surveillée à cette époque. ils ne restaient en général que deux ou trois jours. Elle en a reçu de nombreux chez elle jusqu’à l’adoption de sa fille.
Dans son roman autobiographique, La Vie normale, Micheline exprimait son désir d’avoir un enfant. Ce désir s’est réalisé en 1961. « Cela s’est passé de la manière la plus simple qui soit. Le téléphone a sonné. Une avocate de ma connaissance, qui avait lu autrefois La Vie normale, me demandait si j’avais toujours envie d’adopter un enfant. Pourquoi pas ? Bien sûr que oui ! « Non ! Non, ne dites pas oui tout de suite, attendez ! Ecoutez-moi : cet enfant risque de ne pas être blanc ! Son père est noir. – Va pour un Noir ! Peu m’importait sa couleur. Un enfant allait naître, sa mère n’en voulait pas, son père avait disparu dans le vaste monde. J’étais là, j’étais prête. »
En avril 61, elle apprend que la petite fille qu’elle avait l’intention d’adopter est née. Elle l’a prénommée Magali. L’arrivée de cette petite fille a été pour Micheline une immense joie. Elle l’a élevée dans un petit hameau du canton de Vaud, La Cézille, près de Bégnins, où elle était allée habiter pour s’éloigner des bruits de la ville. Elle y vivait de sa pension de déportée et des traductions pour l’ONU.
Quelques jours avant Noël 1962, Micheline a été renversée par un chauffeur qui avait brûlé un feu rouge. Projetée à plusieurs mètres, elle a subi une double fracture de la jambe gauche et un traumatisme au crâne. A cette occasion, dans le délire dû soit au traumatisme, soit au cocktail de médicaments qu’on a dû lui faire absorber, des cauchemars de son passé de prisonnière l’ont submergée et cela pendant une dizaine de jours :
« A ma droite, près du lit, se tenait un homme en blanc qui lisait une longue liste… Ils avaient réussi à me faire parler. Ils m’avaient fait une narco-analyse ! A ma gauche, un autre homme en blanc essayait de me briser les côtes en m’écrasant le thorax. Il me sifflait méchamment dans l’oreille toutes sortes d’injures en allemand. J’étais dans la salle de torture de la Gestapo, j’étais repartie vingt années auparavant. Nous étions en 1943 et je venais d’être arrêtée… On a roulé mon lit dans une autre salle dont les murs portaient des banderoles rouges, sur lesquelles je lisais les mêmes injures allemandes que l’autre, tantôt, me sifflait dans l’oreille. On me menaçait de vingt-cinq coups et d’une autre piqûre. La première fois, quand c’était vrai, j’avais malgré tout envie de rire parce que j’avais réussi à les rouler, je leur avais repris sous le nez les preuves qu’ils avaient tenues et n’avaient pas vues. Mais cette fois, c’est eux qui m’avaient roulée. Et l’épouvante m’envahissait… Je suis restée au moins dix jours dans ce délire ;
Des gens pourtant venaient me voir. Je les suppliais de me sortir de là. Je leur disais qu’ils croyaient peut-être que c’était un hôpital, et que c’était en réalité une maison de la Gestapo. Je leur disais que l’infirmière venait la nuit, me braquait une lumière très vive dans les yeux, essayait encore de me faire parler elle aussi, et me forçait dans la bouche une pilule de poison en me criant des insultes. C’était du délire, et pourtant je me souviens de ce que je racontais avec la plus complète sincérité. J’avais infiniment plus peur que lorsque j’étais pour de bon aux mains de la Gestapo. C’était une épouvante absolue et sans espoir.
Un matin en m’éveillant, je me suis sentie différente, j’ai vu plus nettement les banderoles rouges sur les murs, et j’y ai lu avec stupeur : « Joyeux Noël ! » et « Bonne année ! ». Les amis et collègues qui venaient me voir m’ont dit que pendant dix jours j’avais complètement déliré. Je m’en souvenais et ce n’était pas un souvenir agréable. J’en étais rétrospectivement terrifiée.
Ce qui s’était passé était simple pourtant. C’était ce qui arrive souvent après un traumatisme crânien. J’avais lu dans les revues médicales du French Hospital, de la Ligue de la Croix-Rouge ou de l’OMS, qu’il faut surveiller attentivement les blessés du crâne, même s’ils paraissent tout à fait lucides dans les heures et les deux ou trois jours qui suivent l’accident. C’est souvent après ce délai que le choc se manifeste.
Mais pourquoi m’étais-je retrouvée au jours de mon arrestation par la Gestapo ? Qu’y avait-il de commun entre les événements de ce temps-là et ceux que je venais de vivre ? Si, il y avait quelque chose. Au moment où j’ai été arrêté, une saison de ma vie s’achevait, qui ne reviendrait jamais plus, une certaine insouciance, un certain optimisme, avaient pour toujours disparu. La captivité qui allait suivre briserait encore bien des éléments de mon caractère.
L’accident que je venais de subir, L’obligation de me séparer de ma fille, le choc que la pauvre petite avait éprouvée en me voyant sans pouvoir me reconnaître, tout cela aussi brisait bien autre chose que quelques os. J’étais amputée d’une partie de ma force, et surtout Magali ne pourrait pas oublier de sitôt que sa maman pouvait d’un coup changer de visage et ne plus être la même. Le choc devait être d’autant plus profond qu’il n’était pas le premier. Elle avait dû, toute petite, voir, ou sentir en tout cas, sa première mère, celle qui l’avait portée dans son ventre. Elle savait que celle-là était partie sans l’emmener. Et nous avions encore près de trois mois à passer éloignées l’une de l’autre. ».
En 1965, les éditions de Minuit qui avaient édité Un camp très ordinaire ont publié un recueil de poèmes que Micheline avait écrits au camp. Le dernier poème de ce recueil La Passion selon Ravensbruck (qui était aussi le titre du recueil) a provoqué des réactions car d’une part elle y rappelait, comme elle l’avait fait dans Un camp très ordinaire, que les soldats russes avaient violé les déportées qu’ils venaient de libérer, et d’autre part que la Passion du Christ avait été infiniment plus courte que celle des femmes déportées. Ni les communistes, alors très nombreux et influents, ni les chrétiens n’ont apprécié cette révélation et cette comparaison. L’une et l’autre pourtant ne reposaient que sur la stricte vérité.
Dans le courant des années 70, Micheline est allée témoigner en RDA au procès de Frau Schuppe, l’abominable « blokowa » à qui elle a consacré un chapitre de son livre.
En 1988, elle est revenue s’installer à Toulon dans une maison de retraite.
Mais à Noël 1990, à l’âge de vingt-neuf ans, sa fille Magali s’est suicidée. Ce fut pour elle une souffrance proportionnée à la joie qu’elle avait eue à l’accueillir.
Pendant ses dernières années, elle est souvent intervenue dans des classes pour parler de la résistance et de la déportation. Elle parlait des camps comme s’ils existaient encore : “Là-bas, quand vous arrivez, vous recevez immédiatement des volées de gifles, de coups de poing, de coups de bâton…”. Elle donnait aux élèves des recettes pour y survivre : « Apprenez des poèmes et des chansons par cœur, apprenez plusieurs langues ; si vous priez, vous tiendrez mieux le coup… » Et elle les faisait rire en leur racontant la tentative de viol dont elle a failli être victime de la part du boucher de Naples : “Quand il a sorti son ustensile de sa braguette, moi j’ai sorti mon couteau suisse!”
Elle a aussi longtemps participé aux campagnes de lettres d’Amnesty International.
Jusqu’à ses dernières années sa mémoire est restée étonnante. Peu de mois avant sa mort, alors que je lui lisais des poèmes de Victor Hugo ou des passages de Phèdre de Racine, qu’elle adorait, elle les terminait avant moi. Un jour, dans sa chambre, alors que je l’aidais à ranger des livres (l’ordre n’était pas son fort!), j’ai trouvé par terre un bout de papier déchiré. C’était un formulaire allemand qui datait du camp et sur lequel elle avait écrit un poème au crayon. Le crayon était si pâli que j’arrivais à peine à le déchiffrer. Mais Micheline l’a poursuivi de mémoire et me l’a récité tout entier, cela à 86 ans, plus de quarante ans après son retour du camp. Sur un autre carnet qu’elle m’a montré, des poèmes étaient écrits d’une autre main que la sienne, ce qui confirmait qu’on recopiait ses poèmes pour les faire circuler.
Elle retrouvait parfois des souvenirs du camp qu’elle n’avait pas mis dans son livre, comme celui du jour où elle était passée un peu trop près du périmètre des cuisines des SS et où un SS l’a bousculée, jetée à terre et battue avec son ceinturon, côté boucle. Avant de se protéger les yeux, elle a eu le temps de voir sur le ceinturon la fameuse inscription : Gott mit uns.
Ses poèmes ont souvent été interprétés dans des spectacles sur la déportation et aujourd’hui encore, lors des commémorations, il est fréquent que l’on dise celui-ci :

« Il faudra que je me souvienne
Plus tard de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant.

De ce triste et laid paysage
Du vol incessant des corbeaux,
Des longs blocks sur ce marécage,
Froids et noirs comme des tombeaux.

Des ces femmes emmitouflées
De vieux papiers et de chiffons,
De ces pauvres jambes gelées
Qui dansent dans l’appel trop long.

Des batailles à coups de louche
A coups de seau, à coups de poing,
De la crispation des bouches
Quand la soupe ne venait point.

De ces « coupables » que l’on plonge
Dans l’eau vaseuse des baquets
De ces membres jaunis que rongent
De larges ulcères plaqués.

De cette toux à perdre haleine
De ce regard désespéré,
Tourné vers la terre lointaine,
O mon Dieu, faites-nous rentrer !…

Il faudra que je me souvienne…

Micheline Maurel s’est éteinte le 10 juillet 2009. Ses cendres reposent auprès de sa fille au cimetière de Bégnins.